Un euphémisme un rien provocateur pour dénoncer décisions politiques et phénomènes sociétaux qui, petit à petit, grignotent ce qu’il reste de l’indépendance de la médecine libérale. Julien Pourcel, médecin généraliste et cofondateur de MadeForMed, les égraine sans fard, dans une interview mêlant clairvoyance et espoir.
La notion d’indépendance de la médecine libérale a-t-elle encore un sens ?
En théorie, oui. Par nature, le médecin libéral est indépendant dans ses prescriptions et dans la pratique de la médecine. En pratique, je ne le crois pas. La société cantonne le généraliste à des tâches de plus en plus restrictives. Face à un patient consommateur de soins, sa marge de manoeuvre est réduite. Le praticien perd indéniablement de son indépendance et en vient, parfois, à s’interroger sur l’évolution de sa mission.
Forfaits et subventions créent-ils une sorte d’asservissement ?
Absolument. Etre indépendant signifie aussi avoir la liberté d’organiser son activité selon ses aspirations personnelles et les besoins populationnels. Problème : sans moyens, pas d’indépendance organisationnelle. Or, la distribution et l’allocation des richesses échappent aux médecins. Elles sont aux mains de la puissance publique. Entre subventions limitées dans le temps et forfaits mouvants, le praticien n’est pas maître de sa propre rémunération. Il est, également, encouragé à prodiguer des soins de façon normée, ce qui peut créer un sentiment de frustration ou de privation d’indépendance.
Les CPTS,* la décision de trop ?
On ne peut pas blâmer le fait de vouloir trouver une solution à un problème grandissant d’accès au soin. Il s’agit de l’un des marqueurs forts de notre pays en matière de santé. Une chose me gêne, nénanmoins, dans la mise en place des CPTS : si les médecins veulent y participer, ils doivent adhérer à des regroupements territoriaux qu’ils n’ont pas choisis. Je trouve délicat, par exemple, d’associer mon nom à ceux d’autres médecins que je ne connais pas ou dont je ne cautionne pas la façon d’exercer. Il aurait fallu, à mon sens donner, également, la possibilité aux praticiens de s’organiser localement et de former des groupements par affinités de pratiques ou de soins. Ce mode opératoire aurait été plus émancipateur pour la profession.
*Communautés professionnelles territoriales de santé
Que dire du tiers payant ?
Faciliter l’accès aux soins, faire de la santé un bien commun…Sur le papier, les intentions sont louables. Dans les faits, rendre la santé gratuite du point de vue du patient ne fait qu’en réduire la valeur. Ne pas honorer un rendez-vous n’a, alors, rien d’anormal. S’adonner au nomadisme médical devient une pratique courante. Le médecin généraliste se transforme en un simple prestataire dont la valeur perçue se dégrade. C’est dommage et difficilement rattrapable.
La prise de rendez-vous en ligne : une aliénation potentielle ?
« Aliénation » : le mot est fort. La prise de rendez-vous en ligne est un service utile et facilitateur, tant pour les médecins que pour les patients. Elle présente des travers si elle est aux mains d’un intermédiaire et qu’elle constitue le point d’entrée unique vers le généraliste. A partir du moment où le praticien se dote de plusieurs points d’accès menant directement à lui sans l’intervention d’un tiers, la prise de rendez-vous en ligne est une excellente solution qui préserve l’indépendance de la profession.
Dans le cas contraire, des risques existent, effectivement. Exemple : si, demain, les distributeurs de ces solutions, jouant le rôle d’intermédiaire entre patient et médecin, augmentent ostensiblement leurs tarifs, l’alternative est unique : payer plus ou se passer de leur service...quitte à perdre sa patientèle. Autre illustration : maintenant que les médecins sont autorisés à faire de la publicité, ces mêmes distributeurs pourraient faire apparaître en haut de liste certains praticiens, moyennant finance. Un fonctionnement à la Google dont les médecins, à l’instar des sites de e-commerce, entre autres, deviendraient dépendants.
En tant que médecin, comment vivez-vous cette perte globale d’indépendance ?
Lorsque j’exerçais, j’avais le sentiment d’être dévalorisé dans ma mission qui, pourtant, exige implication, engagement et sacrifices. La médecine est un vrai métier de vocation dans lequel beaucoup d’arbitrages sont faits au détriment de la vie personnelle. Je me sentais impuissant vis-à-vis des choix qui avaient conduit à cette perte d’indépendance. Je n’en étais pas fataliste pour autant. J’avais le sentiment que la profession pouvait s’organiser pour enrayer le phénomène, en utilisant intelligemment les outils numériques. C’est la direction que j’ai choisi d’emprunter en créant MadeForMed, avec un objectif unique en tête : proposer des outils numériques innovants financés et pensés par une communauté de médecins généralistes.
Y-a-t-il encore des domaines préservés ?
Oui, et heureusement. Le médecin dispose encore de la liberté de choisir ses patients. C’est un réel élément de différenciation par rapport, notamment, aux systèmes de santé anglo-saxons dans lesquels le réseau de soin est piloté par les mutuelles. Si cette liberté a été menacée dans les années 90, elle représente aujourd’hui un acquis difficilement ébranlable et très rassurant pour l’avenir.
Je pense aussi à la liberté d’installation. Là encore, plusieurs projets ont tenté de contraindre les médecins à s’installer dans des zones sous dotées. Tentatives coercitives ou incitatives ont, heureusement été vaines.
La transformation numérique fait-elle partie des pistes porteuses d’espoir ?
Indéniablement. Le numérique est un moyen formidable d’enrayer la perte d’indépendance de la médecine libérale. Je dirais même que son arrivée est une aubaine pour la profession. Elle donne l’opportunité aux médecins de se réunir pour s’approprier ce tournant fondamental et pour construire ensemble la médecine de demain.
Le numérique permet, en effet, de créer des passerelles privilégiées, choisies et non subies, entre confrères. Réfléchir ensemble à ce qui compte vraiment dans le quotidien des médecins, avoir une vision transversale, s’inspirer, s’identifier deviennent réalisables. Cela peut donner lieu à des changements notoires et faire naître des initiatives utiles émanant des médecins eux-mêmes, désireux de faire avancer la profession vers plus d’indépendance et d’innovation.
Des exemples de projets numériques synonymes d’innovation et d’indépendance préservée ?
Ils sont nombreux. Deux me viennent en tête.
Je pense, d’abord, au moteur de recherche médical Doocteur.fr. L’idée est simple : un algorithme à la Google, piochant dans des sites sélectionnés pour la pertinence de leur contenu en médecine générale. L’initiative provient d’une poignée de généralistes ayant constaté un manque dans ce domaine. Leur volonté de simplifier la vie des praticiens en innovant grâce au numérique a fait naître un service devenu quasiment indispensable.
Antibioclic en est un autre exemple, à mon sens. Là encore, il s’agit d’un outil né de la volonté de quelques généralistes de faciliter le quotidien de leurs confrères grâce au numérique. Le concept est élémentaire. Le bénéfice est majeur. En deux clics de souris, le praticien sait si une prescription en antibiothérapie est nécessaire ou non.
Ma démarche, lorsque j’ai créé MadeForMed, fut la même. En tant que généraliste, je ressentais le besoin de me libérer du téléphone et d’une présence continue en cabinet, tout en prodiguant des soins de qualité. Aucun outil n’offrait cette possibilité. J’ai fédéré une communauté de médecins généralistes pour concevoir des solutions adaptées. Objectifs : améliorer le quotidien des praticiens en créant des outils innovants, pensés et financés par la profession elle-même.