[Médecins] La prévention fait-elle encore partie de la profession ?

Rédigé par Benjamin MAS | 14 févr. 2020

18 minutes. C’est le temps passé, en moyenne, par un généraliste libéral, avec chacun de ses patients. Discussion, auscultation, prescription occupent 98% du temps de consultation. Quant à la prévention, elle fait souvent figure d’option. Une situation, souvent subie, rarement choisie. Pourtant, 51%(2) des Français considèrent le médecin de famille comme leur interlocuteur privilégié dans ce domaine. Pourquoi la prévention est-elle devenue secondaire ? Comment y remédier ? Quel est le rôle du généraliste ? Décryptage et témoignages.

Fondamental…et secondaire à la fois

« Primordial », « énorme » : tels sont quelques-uns des adjectifs lancés spontanément par la plupart des médecins généralistes interrogés sur leur rôle en matière de prévention. 95% d’entre eux, affirment qu’elle relève de leur mission et de leurs compétences, selon une étude menée en 2011 par l’INPES.

Pourtant, acculés par les contraintes administratives, les gardes à répétition, la difficulté à trouver des remplaçants et l’enchaînement des consultations, ils reconnaissent ne pas être en mesure de mener pleinement cette mission, reconnue comme l’une des plus nobles et attrayantes de leur métier. D’autres fautifs en sont la cause. Parmi eux : un système de santé bâti sur un modèle laissant peu de place à la prévention.

Une médecine fonctionnellement curative

2,2%(1) : c’est la part des dépenses de santé dédiée à la prévention, en France.  Quid de la consommation de soins et de biens médicaux ? Elle en représente 73,7 %(1) . Le constat est connu et sans appel : le système de santé français est basé sur le soin, avant tout. Agnès Buzyn, ancienne ministre des Solidarités et de la Santé, a eu beau présenter « Ma Santé 2022 » comme le « bras armé du grand virage préventif »(2) que notre système doit prendre, à ce jour, et en pratique, la prévention reste encore très minoritaire tant en matière d’allocations budgétaires que d’actions concrètes.

Le système de santé français est basé sur le soin des patients, non sur la prévention

 

Cette caractéristique « so frenchy », datant de l’après-guerre, a des répercussions directes sur le comportement des usagers. En France, un patient va chez le médecin, parce qu’il est malade. Rares sont ceux qui consultent pour prévenir l’arrivée d’une pathologie future éventuelle.

Les chiffres ne trompent pas. Selon une étude menée par la DREES en 2004, 5% des consultations effectuées chez les généralistes sont dédiées uniquement à la prévention. A contrario, les Français consultent à 23% pour des affections aigues ou la délivrance de certificats, à 21% pour le contrôle ou le suivi d’affections chroniques stables, et à 19% pour des affections aigues ou infections des voies aériennes.

Un comportement qui explique, en partie, la difficulté pour les généralistes de faire de la prévention.

« Il est simple et systématique de faire de la prévention auprès de patients présentant des profils à risque évidents, comme les fumeurs, les sujets dépendants à l’alcool ou en surpoids, par exemple » explique Reynald Chapuis, médecin généraliste à Marseille.
Lorsque le patient ne présente aucun trouble visible ou qu’il ne déclare pas venir pour une consultation préventive ou de contrôle, la tâche se complique. « Aller chez le médecin lorsque l’on est en bonne santé, et à certains stades bien identifiés de la vie, c’est précisément ce que devrait encourager le système français » ajoute le médecin méridional. Une direction vers laquelle la puissance publique semble vouloir se diriger progressivement.

 

Une grande partie des patients ignorent les dispositifs de prévention

 

Depuis le 1er mars 2019, en effet, vingt examens de santé, de la naissance jusqu’à l’âge de seize ans, sont intégralement pris en charge par l’Assurance Maladie, sans avance de frais.
Objectifs : surveiller la croissance et le développement de l’enfant, dépister d’éventuelles anomalies ou déficiences sensorielles, contrôler la vaccination,  prévenir les addictions et préserver la santé sexuelle des adolescents.
Reste à le généraliser, et à le faire savoir au grand public qui, aujourd’hui, dans sa grande majorité, ignore totalement l’existence de ce dispositif lancé dans le cadre de la SNS 2018-2022.

Une formation tournée, elle aussi, vers le curatif

 Autre caractéristique du système de santé tricolore : la formation des médecins généralistes quasi-exclusivement tournée vers le soin, au détriment de la prévention. Le postulat de base : chaque acte posé doit avoir un effet visible. Difficile, dans ces conditions, de faire la part belle à une prévention approfondie, dont les résultats, par essence ne sont pas palpables.

Si, via le Comité Interministériel pour la Santé (CIS), 50 000 étudiants des filières de médecine, peuvent, chaque année depuis 2018, réaliser des actions de prévention concrètes au cours de leurs études, la mesure reste encore anecdotique. La prévention ne fait pas encore partie des marqueurs forts de la formation des futurs généralistes.

Pas de prévention sans suivi

Par manque de temps, faire de la prévention auprès des patients de longue date n’est déjà pas une tâche facile. La mission se corse encore un peu plus lorsqu’il s’agit de traiter (et de prévenir) des patients volatiles, consommateurs de soins à l’envi.

La prolifération des plateformes de rendez-vous, intermédiaires entre patient et médecin, drainent des sujets  que l’on pourrait qualifier de « visiteurs uniques ». Une consultation opportuniste et puis s’en vont. Le praticien est choisi pour sa disponibilité immédiate et son emplacement arrangeant. La relation patient-médecin étant dénuée de tout affect, opérer une action de prévention approfondie s’avère délicat. Le suivi, quant à lui, est, par essence, impossible.

Quelques pistes pour mieux prévenir

Faire appel à une infirmière Asalée

Né en 2004, le dispositif Asalée, proposé par une association éponyme dans toute la France, permet aux médecins généralistes de faire appel à des infirmières formées à l’éducation thérapeutique. Leurs domaines d’intervention sont multiples. Parmi eux : le suivi des patients tabagiques à risque BPCO, des diabétiques de type 2, des sujets à risque cardiovasculaires et la consultation de repérage des troubles cognitifs chez les personnes âgées.

Lorsque le médecin détecte un besoin préventif chez l’un de ses patients, il lui propose de prendre rendez-vous avec son « infirmière Asalée ». La consultation a lieu dans le cabinet du généraliste. Elle est intégralement financée par l’association. Pour chaque patient, un suivi est opéré, entre l’infirmière et le médecin. Une façon efficace de faire de la prévention, même avec un agenda chargé, et de venir en aide, de façon personnalisée et suivie, aux sujets qui en ont besoin.

Dessin humoristique aperçu sur le réseau Twitter

 

Une petite phrase peut amorcer une prise de conscience

2,8 : c’est le nombre de sujets moyen évoqués lors d’une consultation de médecine générale.

Le temps est compté, mais il peut laisser la place à l’évocation de certains sujets. « Nous avons une place de choix auprès de nos patients réguliers pour faire de la prévention. Je m’efforce toujours, même si cela rallonge la consultation de cinq à dix minutes,  de questionner les fumeurs. Le simple fait de leur demander s’ils ont pensé à arrêter la cigarette a un impact fort sur leur comportement » explique Jeanne Chougnet, généraliste en Seine et Marne. Pour la suite du processus, la praticienne prescrit quasi-systématiquement des substituts à prendre lorsqu’ils se sentiront prêts à arrêter puis oriente les patients concernés vers des services ou applications mobiles dédiés à l’arrêt du tabac (sites web et applications mobiles de Tabac Info Services, tabacologues…). De quoi amorcer une prise de conscience qui, souvent, aboutit à la mise en place d’actions concrètes.

Un bilan sanguin est aussi l’occasion d’évoquer un changement d’habitude dans leur consommation d’alcool, par exemple, et de rétablir la vérité quant à quelques idées reçues, largement répandues. Parmi elles, le fameux : « je ne dépasse pas les deux verres par jour autorisés Docteur !… ». En cas de dépendance sévère, la praticienne oriente ses patients vers un addictologue ou suit en direct ceux qui lui en font la demande.

Une consultation médicale peut, également, être l’occasion de détecter d’éventuelles violences dans le couple. « Lorsque je reçois une jeune patiente, je n’hésite pas à lui demander si tout  se passe bien avec son petit ami », ajoute Jeanne Chougnet. Une façon d’instaurer un climat de confiance et de délier les langues le cas échéant.

Eduquer le patient individuellement ou collectivement

Exit l’ère où le patient était au niveau zéro de la connaissance médicale. Désormais, il est informé et veut être acteur de sa santé. 35% (3) d’entre eux estiment, par exemple,  que la prévention en matière de santé est avant tout du ressort de chacun. Le médecin, quant à lui, considéré comme l'interlocuteur privilégié en matière de prévention, se voit allouer une nouvelle mission : éduquer ses visiteurs et les responsabiliser tout au long de leur parcours santé.

Parmi les moyens de prévention que les Français plébiscitent : la création d’un « Pass Prévention » qui donnerait accès à des consultations médicales de contrôle et de suivi (pour 71%(3)  d’entre eux). Vient, ensuite, un coaching personnalisé réalisé par un professionnel de santé, pour 57%(3) d’entre eux.

En attendant la mise en place effective de ce type de dispositif, des moyens de prévention locaux peuvent être mis en place. Un collège de médecins, ou le regroupement des généralistes d’un même cabinet de soins pourrait, par exemple, s’organiser pour la dispenser. Individuellement, un praticien pourrait, à un créneau horaire donné, organiser des sessions de prévention collectives sur une ou plusieurs thématiques récurrentes. Une façon de répondre aux besoins exprimés des patients, de revaloriser la relation patient-médecin et de prévenir l’arrivée future de quelques substantielles dépenses.

Prévenir en ligne

Posséder son propre site en ligne permet au généraliste de maîtriser son image et l’afflux de patients franchissant le seuil de son cabinet. C’est également un moyen de dispenser de l’information de prévention qu’il n’a pas le temps de délivrer lors d’une consultation classique.

Exemple : une jeune fille en âge d’avoir ses premières relations sexuelles consulte pour une angine. Il est plus facile de lui indiquer l’existence d’un site web dédié, sur lequel elle trouvera des informations sur les IST ou la contraception, que d’aborder le sujet de but en blanc.
Autre illustration : après une consultation pédiatrique, il est utile pour de jeunes parents, de trouver sur le site web de leur médecin une documentation complète sur la vaccination infantile ou la mort subite du nourrisson.

Exemple de contenu informatif à destination des patients. Un bon exemple pour renforcer la relation-patient.

 

Informer lors de la prise de rendez-vous

Qu’elle se fasse en ligne ou par téléphone, la prise de rendez-vous est le préalable obligatoire à toute consultation. Autant la rendre utile, et préparatoire à de futurs rendez-vous.
Pour cela MadeForMed s’apprête à y intégrer un module informatif, dédié à la prévention.
Le principe est simple : à la fin du processus de prise de rendez-vous, le praticien peut paramétrer la diffusion d’un message de prévention, en fonction de l’âge et du sexe du patient.

Exemple : un femme de 20 ans appelle ou se connecte. Une fois le rendez-vous pris, un message quant au choix de sa méthode contraceptive lui est proposé. De quoi l’inciter à se renseigner par elle-même, et/ou à prendre un futur rendez-vous dédié à ce sujet, avec son médecin traitant.

A la question « la prévention fait-elle encore partie de la profession des généralistes ? », la réponse est « oui », évidemment.

Une rémunération complémentaire dédiée uniquement à cette noble et originelle mission pourrait être un coup de pouce supplémentaire. Forfait, facturation en sus du tarif de la consultation ou augmentation généralisée de celui-ci : les possibilités ne manquent pas. En attendant, et conjointement, intégrer le numérique à sa pratique est un moyen efficace de remplir pleinement ce rôle de conseil, très attendu des patients.

  • DREES Les dépenses en santé en 2018 - Edition 2019
  • Discours d’Agnès Buzyn - Jeudi 4 avril 2019 - Congrès de médecine générale
  • Les Français et la prévention augmentée - Etude Mazars en partenariat avec Opinionway - Mars 2018