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Soigner la relation avec les patients pour mieux les guérir : le modèle Buurtzorg

Cinq minutes pour une piqûre, trois minutes pour préparer un pilulier, 10 minutes pour se rendre chez le client suivant…Enchaîner des gestes automatisés et chronométrés, dénués de toute empathie à l’encontre des patients : tel fut le quotidien des infirmières à domicile néerlandaises jusqu’au milieu des années 2000. Une routine, gorgée de préoccupations comptables et bureaucrates, dont 2006, année de création de Buurtzorg, sonne le glas.

La vocation de l’organisation à but non lucrative batave : replacer le client au cœur du processus de soin et autonomiser le personnel soignant.  Aujourd'hui 70% des soins à domicile sont réalisés par Buurtzorg, aux Pays-Bas. La rédaction de MadeForMed vous emmène à la rencontre de cette structure, aussi inspirante, qu’efficiente et touchante.

« Humanity over Bureaucracy »

Après 16 ans d’exercice en tant qu’infirmier et cadre dans le secteur médical, Jos de Blok crée Buurtzorg, littéralement « soins de quartier », en néerlandais. Son constat est simple : la bureaucratie et la recherche permanente de l’économie étouffent le personnel soignant.  Conséquence : des soins réalisés façon course contre la montre, un dialogue inexistant avec les clients, un personnel stressé, démotivé, flirtant avec un état de burn-out quasi-généralisé.

Il faut dire que depuis le début des années 80, le système de soins hollandais n’a rien de très épanouissant. Un centre d’appels concentre les demandes, puis les redistribue vers le personnel soignant. Celui-ci reçoit, la veille pour le lendemain, son planning de la journée, et s’exécute, en appliquant à la lettre des temps de réalisation précis, assignés à chaque tâche. Exit donc les bavardages avec les patients, et autres petites attentions jugées onéreuses et ô combien futiles. Résultats : les patients, pris en charge par un personnel soignant différent chaque jour, sont perdus. Les infirmières, robotisées, sont privées de ce qui fait le sel de leur métier : le contact humain.

Constatant les dégâts provoqués par ce modèle, Buurtzog adopte une approche holistique, dont le patient, considéré dans sa globalité, est au centre. Son nom : « l’onion model ». Le principe est simple. Des équipes soignantes composées de 10 à 12 personnes, maximum, un secteur géographique très restreint, et une règle stricte : un client ne voit pas plus de deux soignants différents.

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50 à 60 patients sont pris en charge par une même équipe, pour un quartier de 5 à 10 000 habitants. Les soignants sont disponibles et peuvent intervenir 24h/24 et 7 jours/7, selon les besoins propres à chaque client.

La tâche première des infirmières est claire : prendre le temps de discuter avec le patient. Dans le langage Buurtzorg, on parle de temps du « first coffee », préalable à tout nouvel accompagnement. Quels sont ses antécédents médicaux ? Comment se sent-il ? Physiquement, psychologiquement ? A-t-il de la famille à proximité ? Quelles sont ses relations avec ses voisins ? Peuvent-ils lui venir en aide en cas de besoin ?...

Ce premier interrogatoire permet de connaître les besoins individuels du patient et d’évaluer son écosystème afin de mettre en place un plan de soins personnalisé (mis à jour régulièrement).
Les objectifs finaux sont simples : autonomiser le patient en lui permettant de créer un réseau de proximité, et anticiper de potentielles pathologies ou dégradations de son état de santé.

Loin de se limiter à ces quelques questions, le personnel soignant agit en fonction des réponses formulées par les patients. L’anecdote, citée par Frédéric Laloux dans l’un de ses brillants TedX traitant du renouveau nécessaire des organisations, n’est pas dénuée d’une certaine tendresse. Une personne âgée confie ne plus voir ses amies car elle ne se trouve plus jolie. Réponse de Buurtzorg : achetons-lui de nouveaux vêtements  pour recréer ce lien social, fondamental au bien-être de cette coquette patiente.

Une philosophie  que Jos de Blok résume en une phrase cinglante de bon sens et d’efficacité : « Humanity over Bureaucracy ».

Simplifier les process et autonomiser le personnel soignant

La philosophie de Buurtzorg est fondée sur deux piliers : simplification des organisations et autonomie des équipes.  « Keep it small, keep it simple » : tel est leur mantra en la matière.

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L’entreprise réunit aujourd’hui 10 000 infirmières, composant 850 équipes, entièrement autonomes. Pas de hiérarchie. Pas de process préétabli. Pas de planning imposé.

Recherche de nouveaux clients, liens avec les prescripteurs, partage des tâches et des responsabilités, prises de décision, planning et réalisation des soins : tout est exclusivement entre les mains de chaque équipe autogérée, et organisée localement. C’est le « self management ».
Pour les accompagner dans leurs démarches administratives, 50 personnes, seulement, sont regroupées au siège, situé à Almelo, auxquelles s’ajoutent 21 coachs dont le job est de leur venir en aide en cas de conflit interne ou de dysfonctionnement.

La place est donc largement dédiée à l’opérationnel. Les fonctions support, onéreuses, et sans bénéfice direct pour les clients, sont réduites à leur plus simple appareil. Conséquence : des frais de structure réduits à peau de chagrin (ils ne représentent que 8% versus 22% pour la moyenne néerlandaise observée dans le secteur).

La tarification des soins est horaire (72€) et unifiée, depuis 2015, aux Pays-Bas. Un système qui donne la possibilité aux soignants de moduler le temps passé avec les patients en fonction de leurs besoins (et non en multipliant artificiellement les actes facturables, et donc rémunérateurs). Rappelons qu’en France, c’est le tarif à l’acte qui prévaut.

Echanger pour mieux soigner

Là encore, Buurtzog innove, puisque le digital fait partie intégrante de son organisation.

Dès 2008, l’entreprise néerlandaise investit dans la création d’un réseau social interne : le Buurtzorg Web. Objectifs : favoriser l’entraide entre professionnels de terrain, encourager le partage d’expérience entre équipes, permettre une auto-évaluation permanente. Chaque membre de la structure est équipé d’une tablette, avec un accès complet à l’ensemble des services proposés par le réseau.

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En France, on peut retenir Globule.net qui propose aussi ce genre de service

En parallèle, Jos de Blok poste, sur un blog, des messages réguliers informant ses collaborateurs de toute nouveauté au sein du groupe. Les infirmières peuvent réagir et commenter chaque publication. Le fondateur ne manque pas, également, de récolter les retours terrains de ses équipes afin de faire évoluer sa structure. Un système de management « Bottom up » qu’il affectionne particulièrement.

Une machine à… économies


Difficile de choisir par quel indicateur commencer tant le succès de Buurtzorg est global.

Une étude du cabinet Ernst & Young réalisée en 2009, révèle, par exemple, que des économies de 40%, environ, sur le système de santé néerlandais sont réalisées, chaque année via Buurtzorg.

Si l’heure de soins coûte plus cher que dans d’autres structures (car elle est désormais prodiguée uniquement par des infirmières et non des aides-soignantes ou des aides ménagères), sa qualité est tellement supérieure que le nombre total d’heures de soins nécessaire a diminué de 50% (étude KPMG, 2012).

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Source de la slide : présentation "Soignons Humain" du 6 octobre 2016

 

Les patients qui font appel à Buurtzorg plutôt qu’à d’autres ont un taux d’admission aux urgences 30% inférieur. Leur suivi médical étant régulier et confiné à deux personnes maximum, les signes avant-coureurs d’une pathologie sont décelés en amont.  Ils enregistrent, également, une durée moyenne de séjour plus courte en cas d’hospitalisation et une durée de vie à domicile plus longue avant une admission en EHPAD.

Humainement, les indicateurs sont au beau fixe, également. La satisfaction des patients est 30% supérieure à la moyenne du secteur. Côté soignants, Buurtzorg est plébiscité par son personnel. L’entreprise a reçu le prix du meilleur employeur décerné par l’institut de sondage néerlandais Effective quatre années de suite. 8,7/10 et 9,5/10 sont les notes qui lui sont attribuées, respectivement en matière de satisfaction générale et d’implication des salariés. Le taux d’absentéisme de l’organisation est de l’ordre de 3% (versus 7%, en moyenne, dans le secteur, aux Pays-Bas).

L’entreprise affiche un chiffre d’affaires de l’ordre de 400 millions d’euros en 2017 et un taux de rentabilité de 8%.

Un modèle qui fait des émules

Chine, Japon, Suède, Etats-Unis….Le modèle Buurtzorg s’exporte. Il est présent, aujourd’hui, dans une trentaine de pays. En France, les initiatives se multiplient. L’association Soignons Humain expérimente depuis juillet 2019, et pour trois ans, une nouvelle organisation de soins infirmiers à domicile, très largement inspirée du modèle hollandais. Ce projet, baptisé « Equilibre «  (Equipes d’Infirmières Libres Responsables et Solidaires), répond à l’invitation d’Agnès Buzyn, dans le cadre des expérimentations, dites article 51, dont l’objectif est de tester de nouvelles organisations dans le domaine de la santé.

Les enjeux sont triples :

  • évaluer l’impact du travail d’équipe dans un secteur où 95% des ressources humaines officient en libéral,
  • développer une approche globale du patient,
  • tester la tarification horaire.

Trois territoires, dans lesquels 142 infirmiers volontaires officient, ont été retenus : les Hauts-de-France, l’Occitanie et l’Île-de-France.

S’il est difficile de dresser un bilan au bout de quelques mois, les premiers témoignages émanant du terrain montrent des effets positifs sur la relation soignant-soigné.

« Parce que les infirmières peuvent choisir le temps qu’elles consacrent à leur patient, un lien différent se noue avec eux. Le temps investi au début de leur relation encourage les patients à se livrer, à prendre davantage confiance en eux et à s’autonomiser », confie Guillaume Alsac, co-fondateur de l’Association Soignons Humain.

Au terme de ces trois années de test, un évaluateur externe mesurera l’impact du projet sur l’ensemble des parties prenantes. Parmi les métriques observées : la consommation de médicaments, le taux d’hospitalisation non programmé, le taux de départ en EHPAD…auxquels s’ajoute un volet qualitatif (questionnaires administrés aux soignants et soignés).

Le modèle Buurtzorg fait, également, des émules dans le secteur de l’aide à domicile (non médicalisée). Vivat, Alenvi….Les entreprises françaises y appliquant les recettes Buurtzorg ne manquent pas.

Si la duplication du modèle batave est récente, les premiers résultats sont encourageants.

« La migration vers le modèle Buurtzorg nous a permis de faire descendre le taux d’absentéisme de nos auxiliaires de vie de 2 points. Elle nous a, également, fait franchir un palier significatif en matière de satisfaction clients » constate Arnold Fauquette, fondateur et dirigeant de Vivat. 

Chez Alenvi, jeune structure chargée d’accompagner les personnes âgées à domicile, la philosophie Buurtzorg est omniprésente. Ce « professionnel de l’empathie », comme son cofondateur, Clément Saint Olive, aime la définir, y voit  de nombreux bénéfices, du côté des accompagnants, notamment. Une certaine facilité à bien recruter, d’abord, dans un secteur pourtant très tendu. Un taux d’absentéisme 3 à 4 fois inférieur à celui observé sur le marché, ensuite, dans un métier où les cas de burn-out sont fréquents et les carrières traditionnellement courtes (22 mois, en moyenne).

Un exemple à suivre pour la France.

Buurtzorg et ses diverses duplications font figure de preuves, grandeur nature (s’il en fallait encore) que l’humain, doit être placé au cœur de la relation soignant-soigné.

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La relation soignant-soigné, la clé d'un système de santé qui fonctionne

 

Les enjeux sont multiples : mieux guérir, mais aussi redonner du sens aux fonctions médicales. Espérons que le projet Equilibres permettra au système de santé français, aussi protecteur soit-il, d’en tirer des enseignements utiles et rapidement applicables. A la clé : un personnel soignant requinqué, ajouté à des économies conséquentes.

Rappelons que, parmi les 199,3 milliards d’euros(1) consacrés chaque année au système de santé français, 5,7%(1)  servent à financer des dépenses d’administration. Un ratio bien supérieur à celui observé aux Pays-Bas (3,9%) et en Suède (1,7%), entre autres.

 

(1) Source : DREES « Les dépenses de santé en 2017 »